bruno V.

 

 

Lorsqu'elle lut ce texte, elle me glissa: "pourquoi ne pas écrire un roman ?" Alors je m'exécuta durant un an.

 

 

Gwendolyn

 

Nuit du lundi 23 novembre, bar du Mahzen, Rotterdam.

Elle se prénomme Gwendolyn. Ses cheveux courts, son regard noir farde son visage blanc. Sa silhouette gracieuse, voilée par des blessures secrètes, navigue entre les tables où elle sert des bières et quelques pichets de cidre. L’ambiance crasseuse empile les soirées de beuverie d’hommes perdus qui ne rentrent chez eux que le petit matin venu. Ces hommes, des ouvriers, des marins, quelques intellectuels égarés se racontent des histoires sans queue ni tête, des his-toires qui masquent que le temps passé ensemble s’apparente en fin de compte à une saugrenue chimère, une espèce de fraternité illusoire, celle qui sert de prétexte à se beurrer sans culpabilité, à s’enivrer jusqu’à la fermeture tardive et jusqu’au dernier denier.

 

À sa sortie de prison, elle avait trouvé ce job grâce à une amie de cellule qui lui en avait communiqué l’adresse. Le patron, ancien taulard également, accueillait ces femmes, mais uniquement des femmes, à leur sortie du pénitencier. C’était sa rédemption. Il avait passé douze ans devant les barreaux, (on dit à tort derrière alors que le prisonnier les voit toujours de face) pour avoir poignardé sa compagne, serveuse dans un tripot du port de Rotterdam parce qu’elle avait eu un regard non pas de travers mais plutôt franc avec le matelot d’une frégate. Ce coup de sang l’avait meurtri, lui qui était si docile, si prévenant, si attentif aux autres ; d’ailleurs, lors de son procès, fortement médiatisé, tous les témoins l’avaient certifié à la barre : Harald était bienveillant et nul ne croyait en sa culpabilité. Sauf que sa jalousie mala-dive avait fait deux victimes : elle et lui. Harald est correct, jamais il ne violente, d’aucune manière que ce soit, ces femmes qu’il prend si humainement sous sa coupe. Il leur demande juste de servir et surtout ne pas agui-cher ses clients dépravés qui ne sont, en fait, rien d’autre que son gain de pain. Quand il parle d’eux, il évoque son cha-land, "plus précis" dit-il.
Gwendolyn lui accorde toute sa confiance, il est fort, pro-tecteur. Elle a conscience que ce travail est provisoire, juste le temps de remettre le pied à l’étrier, de redonner de l’éclat à son teint blafard privé de vitamines, de laisser ses cheveux repousser et boucler, de s’acheter une jolie valise avec d’élégantes robes fleuries, avant de reprendre le train, puis le bateau pour rejoindre ses vieux parents emmitouflés de cha-grin dans leur modeste chaumière en ardoise de Terschelling, île désormais confisquée par les touristes bobos.

 

Ce soir-là, après une journée encore plus harassante qu’à l’accoutumée, elle rêve plus profondément que les autres nuits et elle n’entend pas cet audacieux poivrot gravir les escaliers pour atteindre sa chambre qu’elle loue pour des clopinettes à l’étage.
Le scélérat, les rideaux de la taverne baissés, s’est laissé enfermer dans les toilettes pour préparer son crime. Il ouvre violemment la porte, profite de l’effet de surprise, se jette sur elle et la bâillonne. Alors que la scène devient abominable, que le malfrat a pris largement le dessus privant Gwendolyn de son rêve préféré, elle sent sur sa poitrine ruisseler le sang chaud, puant et épais de son agresseur. Son corps lourd, inerte, l’empêche de respirer.
Debout, devant elle, raide comme un cierge, se tient, fier et brave, un pied-de-biche ensanglanté à la main, Harald qui vient enfin de sauver son âme, en empêchant le criminel de violenter son employée. Ici dans cette chambre où sa Gwen-dolyn, la Sienne, avait succombé à ses blessures qu’il lui avait sadiquement infligées et dont jamais il ne s’était sou-venu. Il avait eu beau crier son innocence, nul ne l’avait cru. Tout l’accablait. Il se met alors à genoux en regardant le ciel ; peut-être prie-t-il ? Il présente le-pied-de-biche devant lui et d’un mouvement fatal, tel un samouraï, il s’empale en chuchotant larmoyant :
« Pardon ma Gwendolyn, mon petit cœur, ma faiblesse éternelle ! »

 

La fenêtre s’est ouverte, le rideau claque sur le mur où les ombres apeurées de la nuit cessent de danser. Le vent glacé d’hiver, à l’affût derrière les vitres gelées, s’engouffre clan-destinement dans la chambre, congelant la scène macabre.
Gwendolyn, figée, les yeux fixés au plafond, semble ne plus respirer, presque éteinte par l’asphyxie. Le sang et ses larmes s’entremêlent, ruisselant dans le lit de fines rides naissantes.
Brusquement, avec écœurement et énergie, elle repousse le lourd corps pour se dégager vers le bas du lit ; elle se lève, déterminée, se libère de son bâillon tant bien que mal, re-ferme la fenêtre, se débarbouille du sang chaud, prépare ses affaires miteuses qu’elle entasse dans un sac de courses en plastique avant de quitter au plus vite ce décor monstrueux.
Gwendolyn gère cette situation cauchemardesque avec une précision déconcertante. Juste avant de quitter le bar, elle ouvre la caisse où traînasse la copieuse recette de la veille qu’elle glisse, pour partie, dans une poche de son anorak fuchsia.

 

D’un pas véloce, elle longe les quais puis s’engage vers le long boulevard qui mène à la gare centrale. Dégoûtée, apeu-rée, elle patiente et attend deux longues heures dans la salle des pas perdus de la Nederlandse Spoorwegen, l’ouverture du guichet. A 4h30, d’une voix presque inaudible, elle demande un ticket pour les îles du nord.

 

Elle sait désormais que sa réalité ne se trouve plus dans le mot espérer, cela n’était qu’une illusion, un rêve de petite fille. Il est temps de rentrer à la maison et de raconter aux siens, enfin, la vérité ; ses parents malgré tout l’attendent et elle est persuadée qu’ils l’aiment, qu’ils lui pardonneront. Comment pourrait-il en être autrement, même si elle n’a plus ses boucles d’antan glissant sur ses épaules fleuries.
.../..

 

Mardi 24 novembre, West-Terschelling, 21h00.

 

Lorsque Gwendolyn descend du bac, elle jette un regard fugace sur l’extrémité de la passerelle où jadis son père l’attendait, presque mécaniquement, chaque vendredi. Elle longe les quais, la nuit n’a pas encore imposé pleinement sa chape d’encre et de mystères. Elle frôle et découvre au fur et à mesure de son trajet les grandes baies vitrées, dorénavant luxuriantes, qui maquillent les vieilles demeures rénovées où tout paraît paisible, sans tracas. Elle ne se souvient plus d’avoir parcouru ce chemin pour rentrer chez elle, son père si prévenant anticipait toujours ses déplacements et l’accompagnait coûte que coûte. Il lui volait ainsi une part de son intimité en échange d’une complicité paternelle presque imposée. Jamais elle ne s’en était plainte, elle raffolait tout de même de ces doux instants.

 

Elle reste un long moment flanquée devant la porte d’entrée qui n’a pas changé. La même couleur, les mêmes varices, une peinture épaisse gaufrée de couches s’entassant chaque année et le sempiternel clou sur lequel on accroche à Noël, plein d’enthousiasme, la couronne de l’amitié. Le jardin toujours entretenu réconforte, il vernit cette maison d’une tonalité bucolique. Cette maison de poupées rassemble tous ses secrets, elle est son grenier.
Elle frappe à la porte discrètement, si discrètement qu’elle n’est même plus certaine d’avoir toqué. Alors elle recom-mence avec la même délicatesse, la même appréhension, la même angoisse. Que va-t-elle trouver ou retrouver derrière ce palier maintes fois traversé ?

 

Successivement, les lumières s’allument : la cuisine, le couloir, et la lampe tulipe qui orne la porte d’entrée, pendue sous une marquise. Les pas des pantoufles glissantes s’approchent, suivis d’un tour de clef précis et rapide puis la porte d’entrée s’ouvre. Son père se dresse, enfin, face à elle.
Le silence, l’éternité. L’émotion et avec elle toutes les fré-quences explosives de l’intensité rédemptrice ! Le poids de l’attente durant toutes ces années, l’inquiétude, les faux es-poirs d’une lettre singulière, une porte qui claque et qui vous ramène à un passé presque révolu, un cri de joie d’enfant courant derrière un chat furtif… une myriade de confusions tendres et amères, d'espérances et de colères qui nous obli-gent à penser que jamais nous ne pardonnerons.

 

Nos bras sont alors ballants et nous fondons sur ce temps perdu que jamais nous ne rattraperons. Notre corps se noue et nous tremblons d'émois. Nos yeux se gorgent d’eau, les transformant en une discrète cascade translucide qui laisse passer les rayons de nos cœurs, cette cascade que l’on essuie d’un revers de manche par réflexe pour demeurer dignes, tandis que nous luttons pour rester droits et ne pas sombrer.

 

Au fond du couloir, de biais, sa mère apparaît, en s’essuyant les mains, laissant penser qu’elle vient d’abandonner un ouvrage important. Nos mères ont-elles plus de contenance lorsqu’elles sont dans l’action ? Suspi-cieuse, elle observe la scène pathétique qui se révèle devant elle… déconfite, elle se fige, son corps n’a plus d’ossature. Elle réalise le presque miracle qui se déroule sur le seuil de la maison. Tout en s’approchant, elle se met à sangloter délicatement, abandonnant nonchalamment son torchon sur le radiateur du couloir du hall d’entrée. Elle court.

 

Les mots perdent leur place, l’effondrement total. Gwen-dolyn pose son grand sac en plastique, faisant office de va-lise, sur le carrelage en damier et s’avance vers ses parents meurtris en leur tendant pudiquement ses bras. Ils pleurent tous les trois. Tel le dernier tableau d’un ballet dramatique, ils se collent l’un à l’autre, en grappe, les visages soudés. Proches de la crise de nerf, gémissant et haletant hystérique-ment, ils s’étreignent durant de très longues minutes, ces minutes rares où nous ne sommes plus que des étoffes vides libérées des souffrances infligées et insupportables, ces mo-ments où nous semblons plus légers que l’air.
Alors son père enveloppe de son bras sûr les épaules de sa fille retrouvée, sa mère ceinture la taille de sa petiote reve-nue et ils se dirigent, cahotant d’allégresse, tous les trois au-delà du couloir, là où naissent l’intimité et les secrets de familles pardonnés.

 

Tour à tour, la tulipe puis l’éclairage du couloir et de la cuisine s’éteignent, et la lampe du salon s’allume. Dehors, un jaseur boréal chantonne.

 

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Bruno V.

(22 octobre 2020)